Témoins en Tunisie

Voici des articles sur l’héritages des œuvres de ceux qui nous on précédé.

Docteur Auguste CUÉNOD
FOI ET HUMANISME DURANT

LA PÉRIODE COLONIALE EN TUNISIE SUR LES TRACES DU DR CUÉNOD (1868-1954) Source : Livre : Trace, désirs de savoir et volonté d’être . L’après colonie au Magreb. (Texte du Pr. Habib Khazdaghli).

Menant il y a quelques années une recherche sur le discours de l’Eglise réformée française de Tunisie à propos de l’œuvre coloniale de la France en Tunisie (Kazdaghli, 2004), j’ai découvert la personnalité d’Auguste Cuénod, personnage hors pair et hautement respecté par les membres de cette Eglise. S’il est vrai que la finalité de tout projet colonial est d’étendre l’influence politique et économique des groupes d’intérêts de l’Etat qui prend l’initiative de cette entreprise, il s’avère difficile d’imputer uniquement cette intention à tous ceux qui choisissent de travailler dans les colonies. C’est du moins ce que j’essaye de montrer ici par la reconstitution du parcours de ce pionnier de l’ophtalmologie en Tunisie. Cuénod s’est dévoué à soulager les souffrances des milliers de personnes qui souffraient à l’époque du trachome (conjonctivite contagieuse d’origine virale pouvant entraîner la cécité), maladie encore répandue dans les pays colonisés. Après avoir accompli un travail remarquable de lutte contre cette maladie durant presque un demi-siècle, il arrive à l’intime conviction que le remède réside dans la mise en place d’une structure centralisée de recherche et de soins pour venir à bout de ce fléau. C’est grâce à son travail dans ce domaine et grâce à ses appels répétés que la Tunisie s’est dotée au cours des dernières années du protectorat de son propre institut de lutte contre le trachome.

En effet, au lendemain de son décès, le 8 février 1954, les protestants de Tunis décidèrent de perpétuer son héritage et sa mémoire. J’ai remarqué qu’à partir de cette date, Le Protestant tunisien, organe de presse de la petite communauté protestante de Tunisie allait rendre compte, mensuellement, d’un certain nombre d’activités dédiées à la mémoire de ce médecin dont on ne cessait de rappeler les mérites, tant pour sa foi que pour son œuvre médicale et humaniste. La tentative de réponse à ma curiosité devint vite une enquête sur un parcours atypique, à la fois traces d’un personnage et interrogation sur les rapports entre foi et humanisme dans un contexte colonial qui, malgré sa complexité et ses contradictions, a permis l’émergence d’une telle figure.

Cependant, au fur et à mesure de l’avancement de l’investigation, la recherche est devenue plus passionnante encore pour d’autres raisons, cette fois subjectives. Tout d’abord, les nécrologies publiées dans la presse de l’époque signalent que le médecin a passé les dernières années de sa vie dans ma ville natale de Hammamet, et qu’il est enterré dans le cimetière chrétien de la ville, à quelques mètres des sépultures des musulmans. Ensuite, le nom Cuénod ne m’était pas étranger.

L’interpellation des souvenirs de mes proches m’a fait découvrir que le médecin Auguste Cuénod, objet de ma curiosité d’historien, n’était autre que le père du colon Henry Cuénod, chez qui avait travaillé une partie de ma famille. Henry était le propriétaire d’une vaste ferme nommée El-Bourra, à Hammamet, qu’il a dû quitter en mai 1964, suite à la nationalisation des terres décidée par le gouvernement tunisien. Cependant, mes interlocuteurs se rappelaient ces temps avec beaucoup de nostalgie et ne trouvaient d’autres mots pour qualifier ce colon que : gentil, humain, etc., insistant pour ne pas le réduire aux autres colons de la région. Les témoins interrogés avancent volontiers que le caractère et le comportement de celui-ci trouvent leurs racines dans l’éducation donné par son père, le Dr Cuénod, dont la mémoire est encore présente dans l’esprit des vieux de Hammamet qui continuent à le qualifier de « médecin des pauvres » (enquête dans la mémoire de la famille Kazdaghli, 2008-2009). On rappelle volontiers qu’il a soigné gratuitement les yeux de centaines de personnes et a pu sauver la vue de nombreux malades atteints par le trachome. Et aux témoins d’ajouter que durant les quinze dernières années de sa vie, lorsqu’il s’est retiré à Hammamet, il ne disposait que d’une modeste villa et qu’il a tenu à être enterré, à la manière des musulmans, dans le petit cimetière chrétien de la ville. Cette enquête dans la mémoire des vieux nous a révélé enfin le rôle joué par le Dr Cuénod durant l’occupation allemande : des Hammametois se sont rappelé qu’il avait aussi caché une famille juive durant la Seconde Guerre mondiale.

Cette recherche enfin m’a fait découvrir un grand savant humaniste qui servit la médecine en Tunisie pendant un demi-siècle. Cependant, il me faut commencer par les débuts de l’itinéraire du personnage et reconstruire l’énigme de sa venue en Tunisie, lorsqu’il arriva de sa Suisse natale.

LES CUÉNOD : DES PROTESTANTS SUISSES DE L’ÉGLISE LIBRE VAUDOISE

Auguste Cuénod est né le 15 juin 1868 à Saint-Léger-sur-Vevey (Suisse). Le livre de famille le présente comme « le petit-fils du pasteur Victor Emile Cuénod » (Cuénod, 1968, p. 72). Ce dernier fut l’un des cent soixante pasteurs qui se réunirent à Lausanne les 11 et 12 novembre 1845 pour donner leur démission en guise de protestation contre l’arbitraire du canton de Vaud qui voulait que l’Eglise lui reste subordonnée. Ce mouvement de démission fut à l’origine de ce qui deviendra par la suite l’Eglise libre du canton de Vaud. Il s’agit d’un mouvement religieux qui prit forme au sein de l’Eglise protestante, en Angleterre au début du XIXe siècle, pour réclamer plus de liberté et de tolérance. Les signataires demandaient aux autorités du canton de leur accorder « la même tolérance et la même protection que les autorités accordaient aux anglicans, aux catholiques romains et même à des juifs s’il s’en établissait » (ibid., p. 36). Cependant, l’Etat fédéral suisse répondit par un refus catégorique. Un arrêté fut même publié en mai 1824, leur interdisant les assemblées privées. Une autre loi interdit l’exercice de ce culte non officiel, punissant de prison et de bannissement les contrevenants. Malgré la répression, les réunions religieuses se multiplièrent et le mouvement réclamant la liberté des cultes se prolongea jusqu’à 1845, date de la démission des pasteurs, sans pour autant renoncer à l’exercice de leur ministère. Auguste Cuénod fut élevé dans ce milieu religieux contestataire. Son grand-père Vic­tor Emile Cuénod (1812-1876) fut un des animateurs de ce courant religieux alors qu’il était pasteur de l’Eglise officielle, de 1841 à 1845. Il sera appelé par la suite à servir pendant deux ans comme pasteur de la paroisse de la ville de Lyon. Cependant, suite au décès de sa première femme Lydie Levade (1812­-1848), il rentre en Suisse avec ses trois enfants, parmi lesquels Eugène Cuénod (1841-1876), futur père d’Auguste. A noter que du côté maternel, son grand-père, Henri Hostache, faisait aussi partie des pasteurs démissionnaires. Eugène Cuénod, le père d’Auguste, épousa en 1866 Mary Hostache. Le couple eut qua­tre enfants. Cependant, Mary décéda en 1871, cinq ans à peine après son mariage. Seuls survécurent les deux aînés, Lydie, née en 1867, et Auguste, né en 1868. Les deux orphelins eurent une enfance difficile, même s’ils furent bien entourés par leurs grands parents. Atteint par le décès de sa femme, leur père Eugène tomba malade et dut s’absenter pour recevoir des soins en France. Il se remaria le 18 mars 1874 avec Marie Wagnon (1846­-1931). Ils eurent trois fils mais Eugène, le père d’Auguste, mourut à l’âge de quarante et un ans en 1882, laissant encore trois orphelins (entretien avec Mary Cuénod, par Marjolaine Cuénod­ Chevallier).

Le jeune Auguste sera marqué par ce contexte familial difficile. La religiosité de la famille et sa forte implication dans la vie de l’Eglise pouvaient-elles offrir une compensation au jeune homme ? Malgré l’affection qu’il a reçue de sa tante Anna et de sa grand-mère, le jeune Auguste dut compter avant tout sur lui même. Parti faire ses études secondaires à Lausanne, il vécut chez son grand-oncle Charles Cuénod (1831-1909), un ancien pasteur qui le poussa à persévérer dans ses études.

Dès son jeune âge, Auguste Cuénod fut au centre de plusieurs pressions à la fois familiales, mais aussi en rapport avec les turbulences de l’Eglise libre du canton de Vaud. Ainsi a-t-il dû être marqué par la décision de l’Eglise « d’entreprendre, à partir de 1869, une mission chez les peuples païens » (Cuénod, 1968, p. 42). Certains membres de sa propre famille ont été dépêchés dans plusieurs régions du monde, notamment en Afrique, pour évangéliser mais aussi soigner les malades. En effet, les Cuénod sont présents en Afrique du Sud, au Lesotho, au Cameroun et au Togo (ibid., p. 46). Un tel environnement familial devait influencer les choix du jeune Auguste. Après des débuts prometteurs au lycée de Lausanne, il se rend en France pour poursuivre ses études à la faculté de médecine de Paris. Il mettra à profit sa présence dans cette ville pour nouer des relations avec les membres de l’Eglise protestante à travers le monde. L’idée de s’installer ailleurs commença-t-elle à prendre forme durant son séjour parisien ?

SÉJOUR À PARIS (1889-1895) : ÉTUDES EN OPHTALMOLOGIE ET FRÉQUENTATION DE L’UNION CHRÉTIENNE

Auguste Cuénod suit des études d’ophtalmologie à la faculté de médecine de Paris où il obtient brillamment ses diplômes français de médecine. Il obtient également la médaille d’argent de cette faculté. Au cours de son séjour, il retrouve son ami d’enfance Victor Morax, qu’il a connu au lycée de Lausanne et qui l’avait précédé à la faculté de médecine de Paris. Dès son arrivée à Paris, il passe l’externat et prépare l’internat. Cependant, une de s’engager dans la lutte contre le trachome. Dès 1900, alors qu’il n’existait en Tunisie aucun service hospitalier ni aucun dispensaire ophtalmologique, il ouvre une clinique ophtalmologique à l’angle de la rue Zarkoun et de la rue des Maltais. Elle se situe au carrefour de deux mondes : celui du quartier franc, limitrophe des zones basses, avec sa population misérable, juste à côté de la Hara, quartier insalubre des juifs ; et le quartier des Maltais et des Siciliens, chassés par la misère de leurs îles et à la recherche d’un sort meilleur : en somme, le lieu des classes pauvres où le trachome trouvait toutes les conditions favorables pour se développer et se répandre. Au début du XXe siècle, cette clinique était une belle maison, avec des escaliers et des sols en marbre blanc, de style italien, probablement construite avant l’ar­rivée des Français. Le premier étage fut réservé à la clinique et l’étage supérieur au logement du médecin qui y résida jusqu’à sa retraite en 1939. Aujourd’hui, sur la bâtisse décrépite, seule une plaque résiste au temps et continue à rappeler que, pendant un demi-siècle, le lieu servit à soigner des dizaines de milliers de malades. Son propriétaire faisait payer ceux qui en avaient les moyens et soignait gratuitement les pauvres de toutes les confessions et de toutes les nationalités.

L’initiative était plus que généreuse, si l’on songe que son promoteur était au début de sa carrière. Le livre consacré à la famille Cuénod fait une description magistrale du comportement du médecin au travail on le voyait évoluer au milieu de sa clinique, très grand, très droit, dans sa longue blouse blanche, coiffé d’un bonnet blanc, se penchant sur ses malades indigents avec quelle bonté ! Écoutant leurs doléances, leur donnant des paroles d’espoir et d’encouragement, tout en administrant collyres, pommades nécessaires. (Cuénod, 1968, p. 74.)

C’était un homme de sciences, mais sa foi était toujours là. Il avait certes renoncé à l’appel missionnaire mais, tout en se consacrant à sa profession, il a été un des animateurs du protestantisme en Tunisie, puisqu’il fut pendant trente ans vice-président du Conseil presbytéral de l’Eglise réformée de Tunis. Devant sa table d’opération, fort de son savoir, il intervenait pour soulager ses patients, ce qui ne l’empêchait pas de prêcher en même temps la bonne parole. On l’a souvent entendu aborder son patient en lui disant

Rappelez-vous, mon cher ami, que nous sommes trois : vous-même, le malade ; moi, le médecin ; et Dieu ; demandez à Dieu de nous secourir l’un et l’autre. (Ibid., p. 75.)

Or à cette charge à laquelle il s’était voué et qui « engloutissait la plus grande partie de ses ressources professionnelles et au­tres », il ajoutait encore un travail de recherche à l’Institut Pasteur de Tunis.

CHERCHEUR INFATIGABLE À L’INSTITUT PASTEUR DE TUNIS

Dès le début de sa carrière, il se préoccupa du problème des maladies oculaires contagieuses. Il fit, à partir de 1900, campagne auprès des pouvoirs publics pour dépister les « trachoma­teux » dans les écoles, dans les villages les plus retirés et dans les casernes (ibid.). Il arriva, un peu plus tard, à y intéresser les chercheurs de l’Institut Pasteur de Tunis. Il se lia d’amitié avec le Dr Charles Nicolle, directeur de l’Institut, initiant avec lui une longue collaboration (« Auguste Cuénod, 1868-1954 », 1955). C’est avec lui qu’il établit les bases de la trachomatologie expérimentale moderne. Il y consacre toute sa vie de praticien et de chercheur « donnant tout au long de sa carrière des travaux d’une extrême importance qui sont à l’origine de tous les pro­grès accomplis dans la connaissance et la discrimination de l’ophtalmie granuleuse » (ibid.). Il est décrit comme un infatigable chercheur : « penché pendant de longues heures sur le microscope, le crayon à la main, il notait les moindres détails et réactions obtenues. Ses expériences ont, dès 1905, démontré que le trachome est une maladie infectieuse, transmissible, contagieuse, inoculable aux singes » (Cuénod, 1968).

En 1919, avec G. Blanc, Cuénod arrive à prouver le rôle de la mouche dans la transmissibilité des conjonctivites. Il amorce avec le Dr Ernest Conseil les études sur le bacille de Wecks qui seront poursuivies ultérieurement par Paul Durand et Ugo Lumbroso.

Il crée au sein de l’Institut Pasteur de Tunis « le laboratoire du trachome » qui ouvre ce que les trachomatologues ont convenu d’appeler l’ère rickettsoidienne de l’étude de cette affection (« Auguste Cuénod, 1868-1954 », 1955). Dès 1933, les travaux qui sortent de ce laboratoire donnent, sur le plan mondial, un regain d’activité aux recherches sur le trachome, en sommeil depuis 1914.

Après la mort de Charles Nicolle, Cuénod continue à collaborer avec l’Institut Pasteur, désormais dirigé par le Dr Etienne Burnet. Une contribution importante à la connaissance des maladies oculaires contagieuses est ainsi apportée à partir de Tunis. La dernière phase de son activité professionnelle, il l’a menée avec « son fils spirituel, le Dr Roger Nataf’. En 1930, ils publient ensemble une monographie sur le trachome. En 1934, ils sont rapporteurs au Congrès d’ophtalmologie de Paris. En 1939, lorsque Cuénod se décide à prendre sa retraite en s’installant à Hammamet, c’est au Dr Roger Nataf qu’il confie sa clinique des yeux de la rue Zarkoun, avec sa nombreuse clientèle. Juste avant la guerre, il met ainsi un terme à une longue carrière professionnelle partagée entre les soins et la recherche. Ce qui ne l’a pas empêché également d’être présent dans les combats de la Société des sciences médicales.

MEMBRE ACTIF DE LA SOCIÉTÉ DES SCIENCES MÉDICALES

DE TUNISIE ET DE LA LIGUE INTERNATIONALE CONTRE LE TRACHOME

En 1951, à l’occasion du cinquantenaire de la création de la Société des sciences médicales, depuis sa retraite à Hammamet, Cuénod adresse le témoignage d’un membre fondateur de cette société. Il nous livre une belle reconstitution du contexte tunisien au début du xxe siècle, tant au niveau de l’organisation sanitaire qui prévalait à l’époque qu’au niveau de la formation de la Société des sciences médicales. Cuénod rappelle que l’idée de la fondation de la société en 1897 revient au Dr Lemanski (Cuénod, 1952, les citations suivantes en sont des extraits). Ce dernier appela son ami à prolonger le travail d’hygiène pratique auquel ils s’étaient attachés « en inculquant aux Tunisois les rudiments de l’hygiène privée et sociale », par la réunion des confrères et la création de la Société de médecine de Tunisie. Malgré les réserves qu’il exprimait sur ce projet, Cuénod finit par souscrire à l’idée de Lemanski. Il fait sien l’objectif de l’association, laquelle devait selon lui « regrouper les médecins pour lutter ensemble contre la maladie ». Dans ce message adressé à l’occasion du jubilé de l’association, Cuénod rappelle la campagne qu’il mena auprès de ses collègues et donne un récit de ses rencontres, apportant ainsi un témoignage sur l’état de la santé qui prévalait à Tunis au tournant du xxe siècle. Evoquant les réactions de ses collègues, il décrit les conditions dans lesquelles travaillait chacun d’entre eux. Ainsi, lorsqu’il rend visite au Dr Motheau, médecin de la prison civile de Tunis, il souligne que c’était l’époque où sévissait le typhus exanthématique, notamment dans cette prison. De même, lorsqu’il se rend chez le Dr Funaro, il mentionne le rôle de ce dernier dans le combat contre les maladies qui sévissaient « dans les quartiers de la ville arabe et surtout ceux habités par des israélites misérables, qui regorgeaient de maisons et de logements insalubres ». L’idée de la fondation de la Société de médecine faisait son chemin, mais le projet ne se concrétisa définitivement qu’en 1902. Cuénod était membre des premiers bureaux de la société, il rédigea de 1901 à 1904 le Bulletin de la section de Tunis et présida la société en 1907 (Lambert, 1912). Une expérience associative locale qui le prédestina à jouer les premiers rôles dans les associations internationales de lutte contre le trachome.

Au bout de plus de vingt-cinq ans d’activité, le rayonnement du Dr Cuénod dépassait les frontières de la petite Tunisie. Le tachome était une maladie encore très répandue à cette époque en Tunisie et dans le reste du monde colonial, en Afrique et en Asie. En 1923, en compagnie de Charles Nicolle, directeur de l’Institut Pasteur et de Victor Morax, son camarade d’études, il fonde la Ligue internationale contre le trachome (Baillart, 1954). Charles Nicolle en est élu président, Victor Morax, vice président. C’est le premier organisme scientifique international s’intéressant à la lutte contre les ophtalmies granuleuses. La Ligue renforce son action par la publication d’une Revue internationale du traehome à laquelle Cuénod collabore régulièrement, de même qu’il assiste à ses différents congrès internationaux jusqu’à sa retraite.

UNE RETRAITE STUDIEUSE À HAMMAMET (1940-1954)

En 1938, à soixante-dix ans, Cuénod envisage d’arrêter son activité professionnelle pour s’installer non loin de l’un de ses fils, Henry, ancien élève de l’Ecole coloniale d’agriculture de Tunis, établi comme colon près de Hammamet depuis 1930. Située au fond du golfe du même nom, Hammamet est remarquable par sa situation géographique et climatique. Les quelques colons qui s’y sont établis ont su développer de véritables vergers spécialisés dans la culture des citronniers et des mandariniers et entraîner les paysans locaux vers l’exportation. Henry, le fils cadet du Dr Cuénod, sut faire de sa ferme, dénommée El­Bourra, une véritable ferme pilote. Elle sera un modèle pour tous les petits paysans riverains, d’autant plus qu’un certain nombre d’entre eux y travaillaient comme journaliers et appliquaient les méthodes apprises à El-Bourra dans leurs propres lopins de terre. La situation géographique de la ville va favoriser l’installation de quelques voyageurs romantiques qui y construisent de belles demeures. Le site voit également l’implantation, dès le début du Xxe siècle, d’un unique hôtel : l’Hôtel de France, lieu de séjour hivernal et estival d’Européens installés dans d’autres régions du pays mais aussi d’étrangers de passage. Cet hôtel est le prestigieux ancêtre du tourisme qui s’est développé dans cette ville après l’indépendance. Ainsi, il a contribué à la mutation de la ville, de village replié sur lui-même en espace ouvert progressivement à un certain cosmopolitisme.

Cuénod avait acheté un petit terrain, nu, sur la rive gauche de l’oued Errih, au bord de la route menant à la ville. C’est sur cette parcelle qu’il fit construire, d’après des plans faits par son fils Henry, une confortable villa dénommée Dar El-Oued, où il vint habiter à partir de l’été 1940, la guerre et la mobilisation des ouvriers ayant interrompu la construction entamée en 1939. Une nappe phréatique d’eau douce lui permit d’aménager autour de la villa un jardin de plaisance et d’essais, renouant avec sa première passion pour les plantes. Il y entretint une collection remarquable de fleurs et de plantes. Il entama la rédaction de plusieurs volumes sur la flore de Tunisie, dont le premier parut en 1954 (Cuénod, 1954). Même retiré de la vie professionnelle et dépourvu des appareils de soins nécessaires, il continuait à soigner ceux qui étaient malades des yeux. En ces temps difficiles de guerre et d’après-guerre, rares étaient ceux qui pouvaient payer en argent leurs consultations. Le plus souvent, les patients apportaient des dons en nature à la fin de la consultation : oeufs, poules, miel, etc. Le souvenir du Dr Cuénod reste fort parmi ceux qui sont encore en vie (enquête dans la mémoire de la famille Kazdaghli, 2008-2009). Pour vaincre la solitude dans laquelle l’enfermait sa surdité, il s’occupait de ses plantes. Aux visiteurs qui s’étonnaient de le voir porter toute son attention aux arbres malgré son âge avancé, il répondait

Vous souriez de me voir planter des arbres à mon âge, sachez qu’il ne faut pas travailler pour soi-même, mais surtout pour ceux qui viendront. Je ne verrai peut-être pas ces arbres, ils profiteront à mes petits-enfants.

Cette retraite intervient dans une conjoncture mondiale dramatique dont les prolongements n’épargnèrent pas la petite localité de Hammamet. Cuénod ne reste pas insensible à ces réalités douloureuses et fait preuve encore une fois d’huma­nisme et de générosité.

HAMMAMET SOUS OCCUPATION ALLEMANDE (NOVEMBRE 1942-MAI 1943). AU SECOURS D’UN COUPLE JUIF ET DE SES DEUX ENFANTS

Hammamet, espace d’ordinaire tranquille, allait subir les grands événements qui ont secoué la Tunisie à partir du début de novembre 1942, suite à l’arrivée des Allemands à Tunis et au débarquement des Forces alliées à un jour d’intervalle en Algérie et au Maroc. Même après l’arrivée des troupes allemandes en Tunisie, la France de Vichy continua à être représentée par le résident général, l’amiral Esteva, fidèle du maréchal Pétain. L’amiral n’opposa aucune résistance aux Allemands et mit à leur disposition les bases aériennes et les pistes d’atterrissage du pays, acceptant qu’ils prennent les principales décisions politiques. Dès le mois de décembre, les Allemands réquisitionnèrent les jeunes juifs (et par la suite des jeunes musulmans) pour agrandir les pistes d’atterrissage, pour construire des bunkers, des casemates pour les défenses anti-aériennes et des petits ports afin de faciliter l’accès de leurs bateaux de guerre. Ham­mamet voit l’édification sur ses plages de plusieurs fortifications destinées à la défense anti-aérienne, de même qu’un grand chantier est mis en place à côté du fort, sous la direction du maçon maltais Neto Cacchia, pour la construction de la Scala, une digue servant de point d’attache ou d’embarquement aux bateaux de guerre.

Malgré les travaux entrepris dès le début de décembre 1942 et la présence d’une section locale de la Kommandantur à Ham­mamet, pour laquelle on avait réquisitionné une belle villa, la pres­sion allemande ne semblait pas très forte dans la ville. Celle-ci va d’ailleurs garder sa fonction de point d’attrait tranquille et calme pour ceux qui ne voulaient pas subir ce que les juifs vivaient à Tunis. Rudolf Rahn, ministre plénipotentiaire du Reich déta­ché à Tunis, n’hésita pas à signifier à l’amiral Esteva que les questions juives dépendaient des autorités allemandes. Dès le 9 décembre 1942, on impose le travail obligatoire aux jeunes juifs qui sont transportés à l’aéroport d’El-Aouina, à Bizerte, à Mateur et dans d’autres régions du pays.

C’est dans ce contexte de pressions et d’exactions que la famille Scemla décide de quitter Tunis pour venir s’installer à Hammamet, plus calme. La famille fait confiance à un ami ham­mamétois du père, Hassen El-Ferjani, qui propose de les héberger dans sa maison de Hammamet, en attendant que les conditions permettent aux deux enfants, Gilbert et Jean Scemla, de traverser les lignes allemandes pour rejoindre les forces alliées qui avançaient à partir de l’Algérie. Après quatre mois d’attente, l’opération eut lieu le 10 mars 1943. Habillés en indigènes, conduits dans la charrette d’un passeur désigné par Hassen El-Ferjani, les deux jeunes Scemla ainsi que leur père joseph n’avaient pas parcouru trois kilomètres qu’ils furent arrêtés par des soldats allemands. Transportés à Tunis puis déportés en Allemagne pour y être jugés par un tribunal militaire, tous trois seront exécutés en juillet 1944.

A la même époque, d’autres personnes d’origine juive, le plus souvent non domiciliées d’une façon permanente en Tunisie, s’étaient trouvées « bloquées » en Tunisie du fait de l’arrêt des communications maritimes entre l’Europe et l’Afrique du Nord. Ces personnes choisirent de s’installer à Hammamet, soit chez des amis européens établis dans la ville, soit à l’Hôtel de France.

La présence des Allemands à Hammamet se passa d’abord « normalement ». Généralement bien accueillis par la population musulmane qui voyait en eux une sorte de revanche contre la France, les Allemands supervisaient la construction des case­mates et de l’escale maritime aux pieds des remparts. En cet hiver 1942, l’Hôtel de France situé non loin du chantier de la Scala était animé : les militaires allemands et italiens venaient au bar de l’hôtel et quelques-uns y avaient pris des chambres ; d’autre part, des couples d’Européens que la guerre avait bloqués à Hammamet y attendaient des jours meilleurs. Parmi ces Français, il faut noter la présence d’Edgar et Lucie Faure ainsi que du couple Lippman et leurs deux filles. Ce célèbre horloger, originaire de Besançon, s’était réfugié à Hammamet pour éviter les tracasseries qu’il aurait pu affronter à Tunis du fait de leur judéité. Parmi les « bloqués » se trouve également la célèbre actrice Françoise Rosay, épouse de jean Feyder. Au début de l’occupation allemande de la France, elle entre dans un réseau de résistance tout en jouant dans quelques films. Fin 1942, lorsque les Allemands envahissent la zone libre, elle parvient en Algérie puis en Tunisie avec Jacques Cannetti, producteur musical. Tout ce beau monde vivait à Hammamet et suivait les nouvelles des affrontements qui se déroulaient dans la partie ouest de la Tunisie entre les forces de l’Axe et les forces alliées basées en Algérie et au Maroc.

Mais soudain, la situation se compliqua au début du mois de mars 1943, suite à l’arrestation de Joseph Scemla et de ses deux fils (Gasquet, 2006). Les versions les plus fantaisistes avaient circulé dans la ville à propos de cette arrestation. Les unes évoquè­rent la rigueur des contrôles allemands, d’autres parlèrent d’une trahison de leur protecteur hammamétois, Hassen El-Ferjani, qui les avait hébergés chez lui dans le quartier des Houanet moyen­nant aide et avances d’argent et de produits pour ce jeune commerçant, un ami de longue date des Scemla. Les « bloqués » de l’Hôtel de France ne pouvaient éviter de tirer les enseignements du sort de la famille Scemla. C’est dans ce contexte qu’un comité de crise se mit en place pour venir au secours des « bloqués ». M. et Mme Goujon, propriétaires de l’hôtel, dirigeaient les opé­rations. Ils furent aidés par deux jeunes serveurs, les frères Sadok et Ezzeddine Souissi (entretien avec E. Souissi).

On procéda tout d’abord à l’évasion de l’actrice Françoise Rosay. Vint ensuite la famille Lippman. Ils furent cachés par le Dr Cuénod dans sa villa. Ils étaient accompagnés d’un serveur, Ezzeddine Souissi, recruté à l’Hôtel de France et d’un cuisinier, Mohamed Sahli, réputé pour ses plats internationaux (ibid.). Les deux jeunes Hammametois furent logés dans une petite dépendance, dans le jardin de la villa. Ils seront les témoins de la générosité du Dr Cuénod : « c’est à ce moment que j’ai connu pour la première fois le couple Cuénod », nous confia M. Souissi, qui avoua ne pas connaître le docteur avant de le côtoyer pendant la durée du séjour des Lippman dans sa villa. Souissi et Sahli quittèrent les Cuénod après que le couple Lippman eut décidé de revenir à l’Hôtel de France au mois de mai 1943. La Tunisie était libérée, la France revenait de plus belle et la clientèle de l’Hôtel de France changea ; désormais des officiers américains et anglais, plus fortunés et plus généreux, occupaient les tables (ibid.). Ezzed­dine Souissi ne resta pas longtemps dans l’hôtellerie. Après avoir tenté en France une expérience dans le cinéma comme acteur, il intégra la direction de la Sûreté à Tunis, pour terminer en 1979 une carrière dans la police tunisienne. Le Dr Cuénod passera, quant à lui, les dix dernières années de sa vie à rédiger ses volumes sur la flore en Tunisie, sans cesser d’appeler à continuer le combat contre le trachome.

« LE TRACHOME DÉSHONORE LA TUNISIE ET CEUX QUI LA PROTÈGENT »

Cuénod n’hésita pas à adresser le 21 mars 1945, une lettre au résident général, profitant d’un discours prononcé par ce dernier, pour revenir à la charge et demander la création d’un Institut national d’ophtalmologie. Ce projet était l’objet d’un combat auquel il consacrait son énergie depuis sa retraite à Hammamet. Sa lettre illustre bien la persévérance de l’homme dans la revendication d’un bien nécessaire. Il prend la suite d’un discours prononcé par le résident Mast, dans lequel ce dernier exprimait sa volonté de s’intéresser à la question du trachome. « Cette question de la lutte contre le trachome fut la très grande préoccupation, mais aussi, hélas, la grande déception finale de ma vie professionnelle. » Il évalue lui-même à 200 000 le nombre de malades qu’il a pu ausculter et soigner de 1895 à 1939 dans les services d’ophtalmologie de l’ancien hôpital Saint-Louis, de l’hôpital Sadiki (aujourd’hui, Aziza Othmana) et surtout dans sa clinique ophtalmologique privée de la rue Zarkoun. Après avoir évoqué sa propre contribution à la lutte contre « cette triste maladie qui fait tant d’aveugles, de demi-aveugles et d’innombrables chômeurs par ses fréquentes poussées évolutives, met­tant à la charge de la société une multitude d’individus qui ne demandaient qu’à travailler honorablement », il émet le vœu qu’on continue à lutter contre cette maladie mais « surtout [qu’on organise] la lutte contre elle ».

Dans la suite de sa lettre, Cuénod apparaît plus confiant et débarrassé de son scepticisme. Il trouve là l’occasion de résumer les avancées obtenues dans cette lutte. Ainsi, écrit-il, les recherches ont apporté « des notions nouvelles permettant d’envisager la guérison de cette maladie, à tort considérée comme incurable, et mieux encore, d’entrevoir le jour où la Tunisie pourrait être délivrée de cette abominable endémie ». L’évocation des aspects de son combat, « communications nombreuses à l’Académie de médecine et à l’Académie des sciences, publications successives dans les journaux scientifiques et ophtalmologiques de France et de l’étranger, enseignement aux jeunes confrères, aux élèves instituteurs, cours à la Croix-Rouge », n’est pas l’expression d’un égo débordant. Cuénod adopte en effet une démarche pédagogique pour convaincre le résident général. Quantifier les avancées réalisées dans le domaine de la lutte contre le trachome, auxquelles il n’est pas du tout étranger, est un procédé pour en explorer les limites et annoncer ce qui reste à faire. C’est en quelque sorte une manière d’introduire le projet de sa vie, qui repose sur la mise en place d’une « organisation à la tête de laquelle aurait été créé un Centre ophtalmologique qui serait un puissant moyen de prophylaxie et thérapeutique ophtalmique apportant une contri­bution extrêmement importante à l’hygiène sociale du pays ».

Même si l’âge avancé le trahissait et « l’empêchait de se jeter de nouveau dans l’arène », il ne s’avouait pas vaincu et il n’hésitait pas à avancer le nom de son élève et fils spirituel comme la seule personne capable de réaliser ce projet. C’est dans ces termes qu’il présentait son élève

Si, mon général, vous désirez des renseignements plus amples et plus précis, si vous vous voulez que cette lutte contre le trachome soit guidée, de façon rationnelle et efficace aussi, je puis sans hésiter, vous indiquer mon élève, le Dr Roger Nataf qui a travaillé et collaboré avec moi pendant plus de quinze ans, tant sur le plan clinique que sur le plan scientifique. Il a en main tous les documents que nous avons accumulés et étudiés ensemble, ainsi que les projets d’organisation de la lutte contre le trachome que nous avons en commun mis constamment au point à la lumière des découvertes les plus récentes et au fur et mesure que ces découvertes se réalisent. (Lettre du Dr Cuénod à M. le géné­ral Mast, mars 1945, Archives diplomatiques de Nantes.)

Après moult hésitations, le projet qu’il a tant recommandé aux autorités prend forme et finit par se matérialiser. Auguste Cuénod eut la joie, deux ans avant sa mort, de participer à la pose de la première pierre du futur Institut antitrachomateux (Cuénod, 1968). Comme il le souhaitait, c’était à son disciple Roger Nataf de diriger « cet édifice aux laboratoires ultramo­dernes, aux salles de consultation et d’opération climatisées, aux nombreuses salles d’hospitalisation, (…) qui est actuellement l’un des plus beaux et des plus imposants bâtiments de la jeune République tunisienne » (ibid., 1968). La suite est assurée grâce à la création de la faculté de médecine de Tunis qui va fournir cadres et compétences à cette importante réalisation.

Au lendemain de son décès survenu le 8 février 1954 à Ham­mamet, les journaux de l’époque, ses collègues et compagnons ont rappelé son œuvre et ses multiples apports dans des revues spécialisées, tant en Tunisie qu’à l’étranger. Des années après et surtout pendant les deux décennies où le Dr Nataf fut à la tête de la prestigieuse institution de lutte contre le trachome, la mémoire de Cuénod resta vivace. Ceux qui l’avaient connu, parmi ses collègues, n’ont cessé de rappeler ses mérites. Profitant d’un séjour en Tunisie en février 1976 à l’invitation du Dr Nataf, le Dr Pagès, président à l’époque de la Ligue internationale contre le trachome, exprima à son hôte « le désir d’aller [s’] incliner sur la tombe de ce savant et de cet homme de bien, pour lequel il avait éprouvé à la fois admiration et sympathie : admiration pour l’érudition et l’étendue de ses connaissances ; sympathie pour sa bonté, sa gentillesse et son affabilité » (Pagès, 1976).

En 2009, voulant compléter mes recherches et mon enquête sur les traces du Dr Cuénod, je me suis rendu à l’Institut du trachome, qui a pris depuis le nom de l’ophtalmologue Hédi Raies. Ma déception fut grande en constatant qu’on ne se souvient plus de lui et que la seule référence au nom de Cuénod est celle du procédé opératoire qui porte le nom « Cuénod­ Nataf’. Cependant, à mon grand soulagement, le Dr Sayda Ayed, chef du service, avouant la terrible perte de mémoire de son institution, saisit l’occasion pour me demander avec insistance de présenter une conférence en souvenir du Dr Cuénod au cours de la séance inaugurale du X’ Congrès méditerranéen d’ophtalmologie qu’elle était en train de préparer. Convaincu du parcours exemplaire et de l’apport immense du Dr Cuénod au patrimoine médical tunisien, je ne pouvais qu’acquiescer à sa demande. Le vendredi 26 juin 2009, devant un aréopage d’éminents médecins tunisiens et étrangers, j’ai pu présenter un bref aperçu sur le parcours du pionnier de l’ophtalmologie tunisienne. Le ministre de la Santé, présent dans la salle vint, à la fin de la présentation, m’exprimer son plein accord pour qu’on mette immédiatement à exécution les deux vœux par lesquels j’avais conclu mon exposé : le premier, une plaque commémorative dans le cimetière de Ham­mamet pour rappeler le parcours de l’homme aux citoyens tunisiens et aux centaines de milliers de visiteurs de la ville de Hammamet. Le second, des dispositions adaptées pour que sa mémoire retrouve vie parmi la grande famille des ophtalmologues de Tunisie, dont il est le pionnier et le précurseur.

Abel Granier
Plus de 80% de ceux qui assistent au culte de l’Eglise Réformée de Tunisie (ERT) ne l’a point connus! Et pourtant, je pense qu’il fait partie de cette nuée de témoins dont nous parle Hébreux 12.1-3.

C’est en lisant l’article paru sur le site du Défap que je me suis dit: « Abel Granier était un homme influent! » Est-ce le côté animiste africain qui parle? Loin de là. (Pour lire l’article paru sur le site du DEFAP: http://www.defap.fr/activites-internationales/les-engagements-internationaux-du-defap/association-granier-ecologie-agriculture )

Dans cet article, on présente Granier l’agriculteur. Oui, je peux l’affirmer : c’est une personne qui aimait et respectait la terre (agriculture environnementale).

Mais A. Granier n’était pas seulement un agriculteur, il est aussi un pasteur! Permettez une touche personnelle dans ces lignes.

La discussion dans le jardin d’Abel GRANIER

Faisant mes études de théologie à Vaux sur Seine (France), nous repartions en vacances en Tunisie, en juillet 2011. La secrétaire de l’Eglise reformée de Tunisie de l’époque, Gabriela Wittwer, me dit : « Je sais que tu auras envie d’aller voir Abel Granier. Veux-tu le faire aussi au nom de l’ERT? »

J’y suis allé avec un collègue pasteur et la secrétaire. Dans son jardin, A. Granier était assis, fatigué dans son fauteuil, entouré par deux de ses filles. J’en profite pour lui donner quelques nouvelles de la paroisse de Tunis et lui dire combien nous l’apprécions.

A. Granier aimait me raconter l’histoire de l’Eglise reformée de Tunisie, me parler des pasteurs qui s’y sont succédés, etc et aussi du danger que peut courir tout chrétien s’il cesse de lire et étudier la Bible.

Mais il lui était impossible de ne pas parler de la responsabilité de l’homme, de son devoir de prendre soin de la terre (environnement). Etait-il écologiste ? Non, je n’en suis pas sûr, mais pour lui c’était un devoir de conscientiser toute personne qu’il rencontrait à prendre soin de la terre.

De la discussion dans le jardin au culte avec Sainte-Cène dans son Salon

Revenons à cette rencontre dans son jardin. Nous lui avons donc proposé de revenir quelques jours plus tard pour faire un culte avec sainte-Cène dans sa maison! Il accepte l’idée avec joie.

Durant ce culte, sur son fauteuil roulant, il suit toute la liturgie du culte et la prédication émouvante de Damien WARY (un jeune pasteur pouvant être son arrière-petit-fils). Il hoche la tête en acquiesçant.

Puis arrive le moment de la Sainte-Cène! Aussitôt que je commence la liturgie de la Cène, Abel Granier ne bouge plus, ferme les yeux, comme s’il attendait quelque chose! Je craignais qu’il ne cesse de respirer! Je fis cette prière dans mon coeur : « Seigneur, pas maintenant, s’il te plait ». Lui tendant le pain, il me regarde et me sourit. Quand arrive la coupe, ses yeux la fixent et il verse une larme. May Granier essuie les larmes de son père.

Là, je me suis souvenu de ce que nous (à William Brown et à moi-même) disait Granier quand nous lui parlions de ce que l’Eglise faisait ou vivait: « L’important c’est Jésus et rien d’autre!».

Oui, Granier aimait Jésus. Il ne supportait pas qu’on parle davantage des exploits de l’Eglise que du Seigneur Jésus lui-même.

D’ailleurs, pour revenir à son amour pour une agriculture qui respecte la terre, il ne vantait jamais les exploits de l’association Granier. Il avait l’habitude de parler de notre responsabilité, de la manière dont nous utilisons la terre. Je me souviens de cette phrase de Jean Luc Blanc, du DEFAP, qui disait: « Il vous faudrait encourager May Granier à communiquer davantage sur cette association! »

Encore un autre mot sur cette rencontre en 2011. A la fin de ce culte, nous avons entonné « A toi la gloire, ô ressuscité ». A.Granier s’est mis à bouger, comme s’il voulait se lever de sa chaise pour chanter de vive voix avec nous! Plus nous voyions son désir de chanter, plus nous élevions nos voix, sourire aux lèvres et larmes aux yeux… Quel beau culte dans ce salon en juillet 2011!

Du culte au salon, à la gloire céleste

Quelques semaines plus tard, j’appris sa mort. J’ai versé quelques larmes comme si je venais de perdre mon propre père! Oui, A.Granier est un modèle de foi, l’exemple du chrétien engagé dans la société, sans renier sa foi mais en respectant les autres. Un chrétien qui sait transmettre ce qu’il a reçu.

C’est au volant de ma voiture que je dis cette phrase à mon épouse: « C’est beau! Je suis Congolais. Mais quand il me faut chanter « A toi la gloire ô ressuscité », je verse toujours une larme en pensant à Abel Granier, un Français né en Tunisie! » Oui, c’est ça aussi l’Eglise.

William Brown et moi-même avons bénéficié des conseils de ce cher frère, qui n’hésitait pas à nous parler et à nous encourager.

Pour Abel Granier, l’Eglise faisait-elle partie de cette responsabilité de l’homme, comme l’agriculture, sous le regard du Créateur? Certainement.

Le dimanche de Pâques dernier, j’invitais l’Eglise à chanter ce cantique, après la bénédiction finale, en disant: « Je sais qu’un jour, je chanterai à nouveau « A toi la gloire » avec Abel Granier ». Merci beaucoup à Abel Granier, pour le modèle qu’il fut.